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“ Je suis ingénieur et je faisais simplement mon travail ”

07 décembre 2023

Si vous n’êtes pas un passionné d'informatique, le nom de Robert Cailliau ne vous dit probablement rien. Pourtant, nous osons dire avec certitude que vous utilisez quotidiennement ‘l’invention’ de ce sympathique Belge. Robert Cailliau est, avec Tim Berners-Lee, l'un des pères fondateurs du World Wide Web.

Après être passé par les Nations Unies, où notre collègue Arnaud a eu l'occasion de présenter notre stratégie de développement durable, il a rencontré Robert à Genève. Ensemble, ils reviennent sur le travail de Robert qui a changé le monde de manière fondamentale.

Cailliau et Berners-Lee étaient collègues au CERN, le laboratoire européen pour la physique des particules, connu pour son Large Hadron Collider (LHC), le plus grand accélérateur de particules au monde. Cailliau y travaillait initialement sur le système de contrôle de l'un des accélérateurs de particules. À la fin des années 1980, il se consacrait à l'étude des systèmes de programmation, en préparation du logiciel pour le LHC.

C'est à ce titre qu'il a travaillé avec Berners-Lee sur un système hypertexte permettant de partager des documents au sein du CERN, posant ainsi les bases de ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de World Wide Web.

Arnaud Recko et Robert Cailliau à Genève

“ Dans les années 1980, les scientifiques du CERN rédigeaient leurs rapports sur des disquettes et les faisaient parvenir à leurs collègues par courrier interne ”, explique Cailliau. “ Le CERN avait mis en place plusieurs réseaux d'ordinateurs reliés entre eux et j'ai commencé à réfléchir à un système permettant de partager ces rapports sur le réseau au lieu de les stocker de manière centralisée. ” 

À la même époque, Tim Berners-Lee, un collègue du CERN, cherchait une solution pour ce même problème. Les deux hommes se connaissaient déjà, mais ignoraient qu'ils travaillaient sur un problème similaire. Par l'intermédiaire d'un collègue, ils ont repris contact et ont commencé à travailler ensemble.

L'ambition de Cailliau n'allait pas au-delà de l'utilisation d'un système hypertexte et de liens permettant de rendre les informations et les documents disponibles sur le réseau du CERN afin qu'ils puissent être partagés sans l'intervention de l'auteur. Berners-Lee utilisait l'internet et pouvait donc potentiellement se connecter à d'autres laboratoires.

“ Si nous ne l’avions pas fait, quelqu'un d'autre l’aurait fait. ”

“ Je ne considérais certainement pas mon travail dans une perspective mondiale et je n'étais que vaguement conscient de l'existence de l'internet. Tim était plus avancé que moi dans ses recherches et avait travaillé plus en détail. J'étais l'une des rares personnes à comprendre ce qu'il voulait faire. J'ai donc commencé à l'expliquer à d'autres personnes et je suis devenu un défenseur du World Wide Web. ”

Une confiance hésitante

Lorsque Cailliau et Berners-Lee travaillaient sur le World Wide Web ou www, l'internet n'était disponible que dans les établissements universitaires. Cailliau a rapidement noté que la confiance de la communauté de l’Hypertexte dans le www était plutôt hésitante. “ C'était en décembre 1991, lors de la conférence Hypertext à San Antonio, au Texas ” explique-t-il. “ L'organisation avait refusé notre article, mais nous avons été autorisés à faire une brève démonstration. J'étais arrivé quelques jours avant Tim et je disposais d’un modem du CERN. À mon arrivée, je me suis rendu compte que, pour obtenir une connexion internet, je devais naturellement me connecter au CERN. ” 

“ Depuis l'hôtel, cela aller coûter une fortune. J'ai donc pris ma voiture de location pour me rendre à l'université la plus proche. J'arrive dans le département d’informatique et j'y trouve par hasard quelqu'un qui travaille avec un ordinateur NeXT comme le nôtre. Je commence à lui parler du CERN, à lui expliquer qui je suis, ce que je fais et ce dont j'ai besoin. Nous téléchargeons la version NeXT du CERN pour qu'il puisse voir que je ne suis pas un charlatan et il me laisse me connecter à travers leur réseau. ”

“ Ce problème était donc résolu. Mais alors que je commence à installer le stand pour ma démonstration, je me rends compte que le modem fonctionne bien entendu sur une tension de 220 volts, tandis que, aux États-Unis, les prises de courant fonctionnent sur une tension de 110 volts. J'ai donc commencé à bricoler sur place pour résoudre cet autre problème. ” D’ailleurs, Cailliau possède toujours le tournevis qu’il a utilisé pour ce faire.

“ C'était dans l'air ”

Même sans lui et Berners-Lee, nous aurions aujourd'hui quelque chose de similaire à l'internet selon le modeste Cailliau. “ C'était dans l'air. Si nous ne l’avions pas fait, quelqu'un d'autre l’aurait fait. À l'époque, nous étions nombreux à réfléchir à d'autres fonctionnalités de l'hypertexte. ” 

“ Si l'on compare la fonctionnalité à l'évolutivité sur un graphique, le www obtient d'excellents résultats en matière d'évolutivité, mais pas en matière de fonctionnalité. Du point de vue de l'hypertexte, vous ne pouvez effectuer qu'une seule fonction sur le Web : cliquer sur un lien. Il y avait des idées géniales qui étaient bien meilleures en termes de fonctionnalité, mais qui n'ont pas abouti parce qu'elles n'étaient pas évolutives. L'évolutivité était certainement un point fort du Web, même s'il s'agissait plutôt d'un effet secondaire accidentel. 

Let’s Share What We Know

Le logo original du www contient le slogan ‘Let’s Share What We Know’ (Partageons nos connaissances). Cette mission a-t-elle abouti ? “ Si l’on analyse l’utilisation du www dans le milieu académique, si je considère ma propre utilisation et si l’on voit comment Wikipédia a surmonté toutes ses difficultés, je dirais que oui. ” 

La mission de partage des connaissances a été un succès sans aucun doute. Mais le Web nous a offert bien davantage. L'activité commerciale s'est développée sur le Web. C'est normal et c’est aussi acceptable, mais cela n'a plus aucun lien avec la mission de ‘Share what we know’. ” Et en ce qui concerne l'existence des médias sociaux, Cailliau plaide l'innocence totale.

“ Est-ce que cela a changé le monde ? Tout à fait. Est-ce que cela a amélioré le monde ? Je ne sais pas. ”

Cailliau ne veut pas affirmer que le partage des connaissances est le plus grand mérite du www. “ Cela donne aux gens la possibilité d'atteindre rapidement un large public. Cela a rapproché les personnes et c'est certainement positif. Le téléphone, la télévision et la voiture ont eu, dans une certaine mesure, un effet similaire. Avant cela, vous viviez dans votre village, où tout le monde vous connaissait et savait si vous étiez digne de confiance. Aujourd’hui, vous pouvez très rapidement atteindre des personnes à l'autre bout du monde sans qu'elles ne sachent qui vous êtes. Et cela a aussi un côté négatif. Je pense que davantage de personnes tentent de nuire à autrui, par exemple avec l'hameçonnage ( phishing ). Est-ce que cela a changé le monde ? Tout à fait. Est-ce que cela a amélioré le monde ? Je ne sais pas. ” 

Micropaiements

Y a-t-il quelque chose qu’il aimerait changer ? “ L'internet n'a jamais été conçu avec l'idée que les gens y feraient des transactions financières, que la vie privée deviendrait un problème qu'il faudrait protéger ”, poursuit Cailliau. “ Lorsque l'internet est devenu accessible en dehors des milieux universitaires, on aurait dû l’interrompre immédiatement jusqu'à la mise en place d'une sécurité et d’une traçabilité adéquates. Cela ne s'est pas produit. ”

Avec le recul, Cailliau aurait aimé ajouter les micropaiements à son invention, de sorte que, en tant qu'internaute, vous puissiez payer directement l'auteur pour le contenu que vous consultez et non par l'intermédiaire d'annonceurs, par exemple. “ L'internet serait payant, c'est vrai. Mais en même temps, les publicités disparaissent. Et tous ceux qui contribuent à l'internet recevraient une compensation équitable. ”

“ L'internet continuera à fonctionner. Je ne vois aucune menace. ”

Climat et surpopulation

Malgré les nombreux avantages, Cailliau ne pense pas que l’internetait contribué à des progrès en termes sociaux et sociétaux. “ Internet permet d'entrer en contact avec un plus grand nombre de personnes plus éloignées, mais nous n'étions pas moins actifs socialement sans internet. Au siècle dernier, nous nous sommes manifestés aussi à Bruxelles pour protester contre la bombe atomique. Aujourd'hui, on parle davantage, mais je ne sais pas si cela mène à plus d'action. ” 

Quant à l'avenir du www, Cailliau n'y pense guère. “ Le problème le plus urgent auquel nous sommes confrontés actuellement rend tous les autres insignifiants. Depuis des décennies, nous ne faisons rien pour le climat. Le réchauffement de la planète, que l'on appelle aujourd'hui changement climatique parce que cela semble moins négatif, est un problème extrêmement urgent. À plus long terme, c'est la surpopulation de la planète qui nous posera problème. Nous ne faisons rien non plus à cet égard. Je suis pessimiste. Mais l'internet continuera à fonctionner. Je ne vois aucune menace. ”

Particulièrement fier de la conférence WWW

Lorsqu'on lui demande s'il est fier de son invention, Cailliau répond avec une certaine hésitation. “ Je n'y ai jamais pensé. Nous n'avons pas vraiment inventé le Web, je pense. J'étais un ingénieur confronté à des problèmes et j'en ai résolu certains. C’est ce que l’on peut attendre de la part d'un ingénieur. C'est une réaction humaine de tirer la couverture à soi et de s'attribuer le mérite de ses réalisations. Mais j’étais ingénieur et je faisais simplement mon travail. On ne dit pas non plus qu'un architecte a inventé une maison. Les frères Wright sont considérés comme les inventeurs de l'avion, mais c'est le résultat des efforts d'un grand nombre de personnes qui ont travaillé très dur pendant des années sur des problèmes aéronautiques. Cela s'applique aussi aux ordinateurs et au World Wide Web.

“ On ne dit pas non plus qu'un architecte a inventé une maison. ”

“ De plus, c'est rarement la meilleure solution qui s'impose, mais la solution qui se vend le mieux ”, poursuit Cailliau. “ J'ai contribué à la construction de quelque chose qui n'est pas parfait. Ces dix premières années ont été très intéressantes et passionnantes, mais je suis plus fier des conférences que j'ai organisées entre 1994 et 2000 ”, explique Cailliau. En décembre 1993, il a organisé la première conférence internationale sur le WWW (‘International WWW Conference’), qui s'est tenue au CERN en mai 1994. La conférence a rassemblé 380 pionniers de l'internet à l'époque et est toujours organisée chaque année. Rétrospectivement, cette conférence s’est avérée être une étape importante dans le développement de l'internet et du www.

“ C'était quelque chose de nouveau. Ce n'est pas ce que l'on attendait de moi. Tim pensait que la conférence était une perte de temps et n'en voyait pas l'intérêt à l'époque. Mais je considère comme une grande réussite le fait d'avoir réuni les Européens pour les amener à réaliser quelque chose ensemble. C'est très difficile ”, dit-il en riant. “ Malgré l'internet, nous n'avons toujours pas réussi à mieux collaborer. ”

Avec cet article, nous contribuons à réaliser ces objectifs de développement durable de l’Organisation des Nations Unies.